« Les personnes qui vivent dans la misère souffrent avant tout

moralement »

 

 

Rédaction: Mattias Devriendt, photographie: Veerle Frissen & Cuauhtémoc Garmendia, illustrations: Thaïs Anteunis

 

À quand remonte votre dernière discussion avec une personne vivant dans la misère ? À cette réponse, la plupart d’entre nous répondent : « Je n’ai jamais rencontré une personne vivant dans la misère ». À moins de poser la question à une personne vivant dans la misère. « Le problème des gens qui vivent dans la misère, c’est qu’ils ne fréquentent plus que des personnes qui sont dans la même situation : ils n’osent plus sortir et s’isolent », dit Dirk. Anna ne partage pas cet avis. « Saluez de temps en temps une personne démunie devant l’école. Si vous la saluez chaque matin, la méfiance finira par disparaître, et elle vous répondra. Vous aurez accompli une bonne action ». Plutôt que de parler de gens en détresse sociale, si nous leur donnions la parole ? Le temps est venu de rencontrer 4 interlocuteurs qui connaissent parfaitement la réalité des plus démunis dans notre pays.

 

 

 « Jusqu’à l’âge de 18 ans, je n’ai presque pas parlé. Pendant des jours et des semaines, mes parents entendaient à peine le son de ma voix ». Anna tout comme Carry est experte en pauvreté au centre social De Link de Bruxelles. Elle a encore du mal à parler sans émotion de son passé : si les mots se bousculent, parfois ils viennent à manquer. « J’ai travaillé pendant 8 ans dans une crèche. À l’époque, j’étais un vrai zombie. Avec le recul, je comprends pourquoi je n’arrivais pas nouer des liens avec mes collègues. J’étais trop fragile et mes collègues n’arrivaient pas à dépasser leurs préjugés. Si à un moment donné, personne ne tend la main et va vers l’autre, chacun restera dans son coin ».

Mince, légèrement maquillée et sourire chaleureux, Carry est assise à côté d’Anna. Cela fait plus de 20 ans qu’Anna est sortie de la pauvreté. Elle a cofondé l’association De Link. Lorsqu’elle prend la parole, on sent qu’elle est passionnée. « À travers des enquêtes et sur base de notre expérience, nous nous sommes rendus compte que les personnes qui vivent dans la pauvreté ressentent une douleur qui les empêche d’aller vers les autres et d’avancer dans leur vie. Il ne suffit pas de détecter les problèmes et d’apporter des solutions concrètes, il faut aussi s’attaquer à cette peine qui est profondément enracinée chez les plus démunis. Pour cela, il faut commencer par prendre en charge cette souffrance ».

Marc et Dirk acquiescent de la tête. Tous deux sont acteurs au sein de la compagnie de théâtre anversoise Tutti Fratelli, une compagnie théâtrale dirigée par Reinhilde Decleir qui travaille avec des personnes en situation de précarité. Dirk a plutôt un caractère excentrique et passionné, tandis que Marc est discret et renfermé. « À une époque, je vivais avec 30 euros par semaine », raconte Dirk. « Pour survivre, je restais à la maison. Rien ne faisait plus plaisir qu’un bon repas. Je ne demandais rien de plus. Par rapport, à ma situation actuelle, le contraste est saisissant. À l’époque, j’allais chercher des colis alimentaires auprès d’une association caritative. Aujourd’hui, je travaille comme bénévole au sein de cette même association. J’apprends à connaître d’autres personnes, notamment des réfugiés. Même si je suis toujours très pauvre, je suis en mesure d’offrir quelque chose. Pour moi, cela fait une grande différence. J’en retire une immense satisfaction ».

Marc approuve de la tête et se penche en arrière. Avant de parler, il laisse chaque fois échapper un léger soupir à peine audible. Au mur, il y a une gigantesque photo des acteurs sur la scène de la salle Reine Elisabeth d’Anvers prise au moment où ils s’apprêtent à saluer le public. On distingue Marc sur cette photo, au milieu de la rangée d’acteurs. « L’un des derniers textes que j’ai écrit s’intitule : De zachte landing van een extremist (L’atterrissage en douceur d’un extrémiste). Toute ma vie, j’ai vécu de manière extrême : je voulais tout savoir. Aujourd’hui, j’ai fait la paix avec moi-même. La vie est la recherche permanente d’un équilibre ».

 

Les pouvoirs publics misent avant tout sur l’« insertion professionnelle » pour lutter contre la pauvreté. « Un emploi : la clé du succès ». C’est un bon slogan.

Anna : « Les solutions des pouvoirs publics ne sont pas toujours productives. Rembourser les soins dentaires, c’est excellente idée. Mais à qui profite cette mesure ? Il faut avoir les moyens de payer les soins avant de pouvoir prétendre à un remboursement. Facture plafonnée : excellente idée. Encore faut-il avoir atteint le montant maximum. Avoir un bon emploi, c’est un élément positif. Cependant, on sous-estime combien de facteurs doivent être remplis pour pouvoir profiter réellement des avantages d’un bon emploi. Personne n’est capable de mettre de côté ses soucis, lorsqu’on est confronté à des douleurs physiques, un manque de confiance en soi, une mauvaise image de soi, des blessures psychologiques et des problèmes financiers. Lorsqu’on est confronté à toutes ces difficultés, le retour à l’emploi débouche souvent sur échec qui ne fait que renforcer le sentiment d’incapacité et d’impuissance. À cela s’ajoute que les emplois proposés sont souvent mal rémunérés. Si vous avez des enfants, vous devez chercher une crèche. Faire garder des enfants, cela a un prix. Au point qu’il est parfois préférable sur le plan financier de ne pas accepter l’emploi proposé. En outre, si vous avez un emploi, vous perdrez une série de droits : aide alimentaire, pécule de vacances, tarif réduit pour les transports en commun, accès à la culture, droit à un logement social : si vous avez un emploi, vous devez payer le tarif plein ».

Marc : « Pour les plus démunis, il existe un important dispositif d’aides : repas à bas prix, magasins de seconde main, distribution de nourriture, centres d’hébergement. Je ne vais pas me plaindre. La situation d’une personne qui a un emploi rémunéré au salaire minimum est souvent plus pénible. En effet, certaines personnes doivent travailler dur, pour toucher à peine plus que le salaire minimum. Ces travailleurs rentrent le soir chez eux complétement épuisés, ils n’ont droit à aucun tarif préférentiel et ils n’ont pas le temps de faire des activités culturelles. En outre, ils ne peuvent prétendre à aucune aide au motif qu’ils ont un emploi. Aussi je dis que certains jours ma situation est plus enviable que la leur. Un emploi est-il « la clé du succès » ? En ce qui me concerne, mon emploi a été à la base d’une grande partie de mes problèmes. Avec la chute du mur de Berlin, j’ai perdu mon emploi. Une perte d’emploi qui s’est soldée par un divorce. J’ai ensuite démangé à Anvers, une grande ville anonyme dans laquelle je vivais seul. J’ai décidé de rechercher un travail qui offre une sécurité d’emploi : chauffeur de bus. Je pensais que si je parvenais à décrocher un emploi, tous mes problèmes seraient résolus. Très vite, j’avais un emploi, une voiture et un appartement. J’avais retrouvé ma vie d’avant : travailler, manger et dormir. Pas de loisirs. Pas de vie sociale. Je ne savais comment m’y prendre. Avoir un emploi, ce n’est pas tout. Le travail, ce n’est pas toute la vie. Chercher un emploi, c’est important, mais il faut avant toute chose essayer de recoller tous les morceaux qui forment le puzzle de votre vie. Plus tard, j’ai travaillé à mi-temps comme aide-soignant auprès de personnes handicapées. Même avec un emploi à mi-temps, je travaillais jour et nuit. J’étais le champion des heures supplémentaires. Vous pouvez mettre en œuvre autant de solutions que vous voulez, si vous ne vous attaquez pas aux vrais problèmes, vous courrez à l’échec ».

 

Les mesures en matière de recherche d’emploi et d’accompagnement sont-elles de mauvaises mesures ?

Carry : « Non, mais ce n’est qu’une partie de la réponse. Le problème est que la plupart des mesures porte sur le visible : argent, maison, dents, vacances, emploi. L’invisible n’est pas pris en compte. On ne tient pas compte de l’impact des mesures sur le plan psychologique. Apprendre à gérer un budget, c’est bien. Mais si la personne doit supplier pour acheter un cadeau pour l’anniversaire de son fils ou de fille, c’est une mesure humiliante. Sur le plan purement rationnel, de nombreuses mesures sont envisageables. Toutefois, on ne tient pas suffisamment compte du ressenti des personnes qu’on veut aider. C’est pourquoi, les résultats sont rarement à la hauteur des espérances. La solution consiste à travailler également sur la fragilité ressentie au quotidien par les personnes en situation d’exclusion. »

Marc : « Apprendre à gérer un budget, c’est vraiment utile. Cela permet de reprendre le contrôle sur sa vie et de bénéficier d’un meilleur accompagnement. J’avais fait cette démarche à l’époque. La gestion du budget, c’est un soulagement. Je suis certain de plus me retrouver dans des situations intenables ou donner tout mon argent un ami qui traverse une mauvaise passe. Les collaborateurs du centre m’aident aussi pour régler les dossiers relatifs au pécule de vacances et à l’aide au logement. Les services ont bien évolué. Ils assurent un réel suivi. Ils ne me laissent pas tomber. Une aide qui me permet de me consacrer à d’autres choses. »

 

Prendre en charge la fragilité des personnes en situation précaire, comment cela fonctionnement concrètement ?

Anna : « Pendant notre formation, nous avons appris à mieux connaître cette douleur et à l’exprimer. Cela a changé ma vie. J’ai pris conscience de l’impact de mon environnement social et de mon passé sur ma vie. Avec cette formation, j’ai compris pourquoi j’agissais de la sorte. J’ai découvert les schémas de pensée et les mécanismes qui déterminent mes actes. Aujourd’hui, je suis capable de me mieux contrôler mes agissements. Cela s’apprend, mais ce n’est pas évident. C’est un processus qui réclame beaucoup d’énergie. Il faut aussi être prêt à se confronter à soi, au risque de bouleverser entièrement sa vie. Les personnes qui ont connu la misère sont aussi plus résilientes. On entend parfois : « il faut que les personnes en situation précaire apprennent à devenir plus résilientes. » C’est faux ! Au contraire, je pense qu’il faut soulager leur fardeau. À fardeau égal, les personnes en situation précaire sont souvent plus résilientes ».

Dirk : « En effet. Quand on vit isolé, on perd rapidement toute confiance en soi. Personne n’est présent pour vous rassurer pendant les moments de doute. Très rapidement, on s’attribue l’entière responsabilité de cette succession d’échecs. Je n’avais plus aucune estime de moi. Chez Tutti Fratelli, j’ai appris pas à pas à dépasser mes limites et j’ai découvert que j’étais aussi capable de faire des choses. J’ai découvert une passion. Je crois à nouveau en quelque chose. Une motivation qui me permet d’avancer au quotidien ».

 

La solution qui consiste à offrir une formation aux personnes en situation précaire permet-elle de résoudre tous les problèmes ?

Carry : « Certainement pas ! Une telle mesure revient à dire que les personnes en situation de précarité sont les seules coupables et responsables de leur situation. Elles doivent changer, elles doivent suivre une thérapie, elles doivent faire ceci ou cela. Les personnes qui ne sont pas confrontées à la pauvreté doivent être sensibilisées à la situation des plus démunis et prendre leurs responsabilités. Comment ? En osant le dialogue, en dépassant leurs préjugés, en acceptant leurs faiblesses et le rôle du contexte social, en faisant preuve d’humanité face à la pauvreté et en cessant de stigmatiser les personnes en situation précaire. Beaucoup de personnes qui ne connaissent pas la pauvreté nous contactent pour suivre une formation. Pourquoi pas ? Découvrir qui nous sommes vraiment, c’est un vrai cadeau ! Chacun devrait avoir la possibilité d’apprendre à se connaître ».

 

Vous dites que chacun devrait suivre une thérapie ?

Anna : « Non. Je dis simplement que nous devons prendre nos responsabilités. C’est simple. Si vous rencontrez régulièrement une personne défavorisée, pourquoi ne pas lui dire bonjour ? Ces personnes doutent et ont tendance à se replier sur elles-mêmes. Il est probable qu’à la dixième fois, la personne cessera de se méfier et vous répondra. Vous aurez accompli une bonne action ».

Marc : « Je suis d’accord. Toutefois, il faut savoir que beaucoup de personnes sont responsables de leur situation. Il ne faut pas toujours rejeter la faute sur les autres. Les gens doivent prendre leurs responsabilités. Il s’agit avant tout de se fixer des priorités. Certaines personnes ne peuvent pas s’empêcher de dépenser immédiatement l’agent qu’elles reçoivent. Lorsqu’il s’agit ensuite de payer le loyer, la facture de gaz ou d’électricité, elles commencent à inventer des excuses : on m’a volé mon argent, j’ai perdu mon portefeuille, j’ai eu des dépenses imprévues, etc. Chaque chose a un prix. C’est facile de dire que la société est injuste, lorsqu’on refuse de prendre ses responsabilités ».

 

De nombreuses personnes en situation de précarité vivent aussi isolées et ont perdu tout contact avec leur entourage. Pouvons-nous au quotidien faire quelque chose pour les aider ?

Carry : « Chacun d’entre nous peut aider les personnes en difficulté à identifier leurs problèmes. Une femme qui fréquentait De Link était rejetée par son entourage. Pourquoi ? À cause de son odeur corporelle. Lorsqu’on lui a dit que c’était le motif de son rejet, elle était perplexe. Pendant tout un temps, nous ne l’avons plus revue, mais nous avons maintenu le contact en lui envoyant des e-mails ou des sms. Puis soudain, elle est revenue. Elle avait compris combien notre information avait été précieuse et combien les gens avaient été injustes avec elle pendant si longtemps. Elle avait droit à cette information. À présent, elle pouvait choisir : ne rien changer ou chercher une solution. Pour avancer, chacun doit accepter de faire preuve de bonne volonté. Nous ne vivons pas seuls ».

Marc : « Il est poignant de constater combien de personnes vivent totalement isolées. À un certain moment, j’étais tellement déprimé que j’ai demandé à être interné. Je leur ai dit : vous devez m’aider à en finir avec la vie. Bien sûr, ils ont refusé ! C’est pourquoi, le monde doit me supporter. (rires) Au centre psychiatrique Stuivenberg, une dame qui avait un cancer de la gorge a demandé à être euthanasiée. Nous avons chanté des psaumes juste avant son décès. Après l’injection, son décès est resté gravé dans ma mémoire. Cela m’a beaucoup marqué. Je me suis rendu compte que ma demande d’être euthanasiée était avant tout un appel au secours. Les personnes qui vivent dans la misère, qu’elle soit financière, sociale ou spirituelle, perdent le goût de vivre. Elles n’ont plus de contacts avec les autres, de stabilité et de raison de vivre. J’ai ainsi assisté à l’enterrement d’un ami où j’étais la seule personne présente. Il n’avait plus personne à part moi. On ne se rend pas compte de la solitude dans laquelle certaines personnes vivent ».

 

Les personnes qui vivent en situation de précarité sont la plupart du temps anonymes et invisibles. Il est souvent difficile de les atteindre.

Dirk : « Le problème des personnes en situation de précarité, c’est qu’elles ne fréquentent plus que des personnes qui sont dans une situation similaire, qu’elles ne sortent plus et finissent par s’isoler. À cause de mon alcoolisme, j’ai perdu beaucoup d’amis. À un certain âge, il n’est plus facile de se faire de nouveaux amis. L’homme n’est pas fait pour vivre seul. Le programme d’accompagnement m’a remis sur le droit chemin. C’est dans ce cadre que j’ai rejoint la compagnie de théâtre Tutti Fratelli en janvier. Je n’avais fait de théâtre auparavant. Travailler pendant des mois avec un groupe de personnes, à raison de trois soirs par semaine, pour préparer une pièce, c’est une réelle aventure. C’est mieux que de rester à la maison à regarder la télévision ou à se faire du souci. On nous sert même un repas. Un délicieux repas qu’on attend avec impatience et un moment de convivialité pour faire connaissance. Vous n’avez pas idée combien de fois j’étais seul devant mon assiette ».

 

Les personnes qui vivent en situation de précarité sont souvent méfiantes et évitent les discussions. Quelle attitude devons-nous adopter pour engager la conservation ?

Carry : « Il faut montrer que vous êtes également vulnérable. Les personnes qui vivent de situation de précarité sont plus réceptives. Elles sentent aussitôt si l’enseignant est énervé, si le fonctionnaire est peu loquace, si le docteur est absent. Le problème, c’est qu’elles pensent que la personne se comporte ainsi à cause d’eux. C’est dû à leur manque d’assertivité, à leur fragilité et à un manque d’estime de soi. « C’est à cause de mon physique ou de mes habits. J’ai peut-être dit quelque chose de mal. Tu vois, il ne veut pas m’aider. Je ne suis rien ». Avant même le début de l’entretien, les choses sont biaisées. C’est pourquoi, vous ne devez pas hésiter à dire que vous avez passé une mauvaise nuit parce que vos enfants sont malades ou que vous vous êtes disputé avec votre partenaire. Vous devez être davantage humain et montrez que vous ressentez aussi des émotions. En agissant de la sorte, il est plus facile d’entrer en contact avec les personnes qui souffrent d’un sentiment d’infériorité. Elles se rendent compte qu’elles ne sont pas seules à avoir des problèmes. Tout le monde a des problèmes ».

Anna : « Je me rends compte à présent que le fonctionnaire derrière le guichet peut aussi avoir une journée difficile, qu’il a des problèmes avec ses enfants, qu’il doit faire face à des difficultés financières et qu’il n’a dès lors pas envie qu’on lui crie dessus ou qu’on l’insulte. Bref, je suis avant toute devenue plus tolérante. Plus tolérante vis-à-vis des autres, de la société et de moi-même. »

 

D’où vient ce sentiment de culpabilité ? 

Anna : « Lors de la formation, on insiste beaucoup sur la psychologie du développement de l’individu. Qu’est-ce qu’une situation d’éducation ? Qu’est-ce que la puberté ? De quoi a besoin un enfant lorsqu’il grandit ? Progressivement, j’ai découvert en quoi mon enfance avait été différente et que je n’étais pas entièrement responsable de ma situation : ma situation était due à infinité de facteurs. Le sentiment de culpabilité est moins grand lorsqu’on comprend que le contexte dans lequel vous avez grandi est également responsable de votre situation. Au cours de la formation « expert pauvreté », j’ai pris conscience que je n’étais pas coupable de tout, mais j’ai aussi appris à poser un regard plus indulgent sur moi-même et ma famille. Au début, j’en voulais à tous ceux qui m’avaient infligé des souffrances. C’est une réaction normale. Plus tard, j’ai appris à situer le comportement des autres dans un contexte. J’ai compris quel mécanisme les avait amenés à agir ainsi. J’ai compris qu’eux aussi n’étaient que des enfants. Qu’ils vivaient eux aussi dans une institution. Sans cette formation, je ne serais jamais devenue la mère que je suis aujourd’hui. Au lieu de me sentir coupable de la phase d’opposition de mon enfant, je suis en mesure de compenser ce sentiment de culpabilité par des cadeaux. Je suis fière de mon enfant lorsqu’il dit non, car cela m’apprend que je suis à présent capable de lui donner la liberté dont il a besoin ».

 

La pauvreté se transmet souvent d’une génération à l’autre. Comment sort-on de ce cercle vicieux ?

Carry : « Les personnes en situation de précarité doivent avant tout apprendre à communiquer. Mon père m’avait conseillée de ne pas me laisser faire et rendre coup pour coup. S’il m’arrivait de ne pas défendre mon frère, il me frappait. Cela partait peut-être d’un bon sentiment : il voulait nous protéger. Toutefois, cela m’a valu de nombreuses punitions à l’école. Il n’est pas facile d’examiner sa manière de communiquer et la manière dont on se comporte avec les autres. Quelqu’un m’a dit un jour : « Il ne m’ont jamais écouté. Partout, je devais taper du poing sur la table pour me faire entendre. Je suis invisible. » Après une année de formation, cette personne a constaté que « les services et les personnes avaient changé, car ils m’écoutent à présent ! ». C’est typique des personnes en situation de précarité : elles attribuent toujours les succès aux autres. Elles refusent de s’accorder l’honneur qu’elles méritent. Elles disent en permanence « merci, merci », alors qu’elles ont changé et fait des efforts. Nous analysons ensemble leur comportement actuel et leur ancien comportement. Elles sont surprises de constater que c’est parce qu’elles ont changé que les choses évoluent positivement. La formation permet de révéler des forces et des qualités insoupçonnées chez chacun des participants, alors même qu’on n’avait cessé de leur dire qu’ils n’étaient que des incapables. »

Dirk : « Au sein de Tutti Fratelli, j’ai découvert mes capacités et ma passion. Avant cette expérience, j’ai vécu de nombreuses années sans contacts avec les autres. J’avais même des difficultés à prendre le tram. J’étais alcoolique, j’avais perdu mes amis, j’avais des problèmes avec la justice, je suis devenu SDF et j’avais vécu pendant 9 mois dans un garage. Ma vie s’était arrêtée. Tout autour de moi s’était arrêté. J’étais entré dans un cercle vicieux. Un cercle dont il n’est pas facile de sortir. Il faut trouver en soi les ressources nécessaires pour se remettre en marche, rencontrer des gens et relever des défis. C’est suite à un séjour au centre psychiatrique Sint-Amedeus de Mortsel que j’ai cessé de consommer de l’alcool. Vous savez que seulement 3 % des alcooliques parviennent à s’arrêter de boire pendant plus d’un an ? Aujourd’hui, cela près de huit ans que je n’ai plus consommé une goutte d’alcool. Chaque jour, je dois trouver une occupation, rencontrer des gens, gérer des situations et relever des défis. Je ne veux pas renoncer. Vendredi dernier, j’étais pour la première sur une scène devant 1 600 spectateurs. C’était scotchant ! Je me vois encore après la représentation : j’étais épaté que la salle soit pleine, je n’arrêtais pas de chuchoter aux autres acteurs que c’était fantastique. Pendant trois jours, j’ai vécu sur un nuage. »

 

Quels est le plus grand préjugé dont sont victimes les personnes en situation précaire ? Le fait qu’on pense qu’ils sont des incapables ?

Carry : « Oui, mais aussi qu’ils sont sales, fainéants et agressifs. On considère qu’ils ont trop d’animaux domestiques, trop d’enfants, trop de partenaires différents. Et qu’ils ne se fixent pas les bonnes priorités. Un homme diplômé qui porte une barbe originale, c’est sexy. Un pauvre qui porte la barbe, c’est sale. Quelqu’un qui boit une bière après le travail, c’est normal car il l’a mérité. Un pauvre qui boit une bière dans un café, c’est un alcoolique. La propreté, c’est un vaste sujet. Pendant des années, j’ai fait le ménage chez des gens très riches : les plus sales ne sont pas toujours ceux qu’on croit (rires). Tout le monde peut être sale. Pour une personne en situation précaire, c’est un soulagement de voir que les riches ne roulent pas que dans des voitures propres. Nous devons mettre de côté nos préjugés négatifs et voir les qualités et les points forts de chacun. »

Dirk : « On dit souvent que nous sommes de profiteurs et des fainéants. S’il existait un médicament qui permettait de vivre sans juger les autres, le monde se porterait mieux. (rires). Heureusement qu’avec l’âge les choses s’améliorent. Je m’habille souvent de manière excentrique. Je me fais traiter de tous les noms d’oiseaux lorsque je prends le tram… (rires). Vous ne pouvez pas vous imaginer tout ce qu’on trouve sur terre. Tant de préjugés, tant de bêtises ! Tous ces gens qui ne peuvent pas s’empêcher de s’occuper de la vie des autres pour oublier leurs soucis ».

 

Ce n’est pas simple de passer outre ses préjugés. Les différences sautent souvent plus vite aux yeux que les ressemblances.

Anna : « C’est précisément la raison pour laquelle nous devons dépasser nos préjugés. Mon ami est très perfectionniste. Nous nous sommes lancés dans des travaux de rénovation. Il trouve toujours quelque chose à redire. Cela me frustre au plus haut point. Je lui ai dit que c’était bien qu’il attache autant d’importance aux finitions, mais que j’étais incapable de travailler aussi bien et que cela me frustrait. Pour ne pas que la discussion dégénère, nous devons cherchons ce qui nous unit plutôt que ce qui nous divise. Quelqu’un m’a confié qu’elle se disputait toujours avec son partenaire à propos de sa manière de faire le lit. Cela lui rappelait l’internat, tandis que pour elle cela lui rappelait des bons souvenirs chez sa grand-mère. Elle pensait que cela ferait plaisir à son partenaire, alors que cela l’oppressait. Le dialogue permet de surmonter les différences ».

 

De Link

De Link est un précurseur dans la formation de personnes qui vivent en situation de précarité. À l’issue de la formation, ils peuvent devenir « experts en pauvreté et en exclusion sociale », une compétence reconnue en Flandre et en Europe. De Link a acquis un statut de centre d’expertise international.

www.delinkarmoede.be

Tutti Fratelli

Tutti Fratelli est un atelier socio-artistique d’Anvers. S’il est accessible à tous, l’accent est mis sur les démunis. Des artistes et des professionnels font du théâtre avec les personnes qui vivent en situation de précarité. L’actrice Reinhilde Decleir est à la base de cette initiative.

www.tuttifratelli.be

 

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